28 January 2019

Audience nocturne auprès de Louis XV

Mémoires du comte Dufort de Cheverny, troisième édition (1909), pp. 261-264. (Ici.)

Louis Capet, XVième du nom,
avant-dernier tyran des François
Marie-Thérèse de Mondran,
ne figurant pas parmi 79 maîtresses du bouc Bourbon dénombrées ici

Note de l'éditeur Robert de Crèvecœur. Ici encore nous respecterons les scrupules de M. Dufort. Il ne faut pas cependant que ces initiales assez transparentes égarent le lecteur. Il ne peut pas s'agir ici de la première femme du financier La P..., [=Po(u)p(e)linière] si connue par sa liaison avec le maréchal de R... Celle-là était morte vers 1752, mais La P... s'était remarié à une demoiselle de M...[=Marie-Thérèse de Mondran], de Toulouse, qui lui survécut, et qui accoucha d'un fils peu de temps après la mort de son mari, survenue en décembre 1762.

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Peu de gens savaient la triste aventure arrivée à la belle madame de la P... , veuve d'un fermier général, qui l'avait envoyé chercher au fond de la Gascogne; elle venait de gagner un procès qui rendait à son fils l'existence que son père lui avait refusée. Jeune, jolie, grande, bien faite, aimable, ayant une foule d'admirateurs, elle voulut tâcher d'attirer le Roi, non dans un caprice, mais dans un attachement durable. Sa conversation pleine d'esprit pouvait lui donner à croire que les autres s'y étaient mal prises. Dans une entrevue avec Lebel [valet de chambre de Louis XV], elle s'ouvrit à lui sur l'attachement qu'elle avait pris pour son maître. Il lui dit qu'il en rendrait compte au Roi; huit jours après il arrive chez elle et lui annonce dans le plus grand secret que le Roi lui donnera audience à minuit dans sa chambre à coucher, que lui, Lebel, l'attendra dans son appartement qui était au-dessous et qui communiquait.

A onze heures et demie, le jour fixé, la dame, qui tenait une bonne maison et avait chez elle beaucoup de gens qui lui faisaient la cour, prit pour prétexte qu'elle allait solliciter le contrôleur général et demander pour ce jour-là à souper à un écuyer de main de service à Versailles. La voilà, mise avec la plus grande élégance, qui monte dans sa voiture pour Versailles. Elle va au contrôle général, ensuite se rend à souper là où elle était engagée; puis, après avoir donné l'ordre que la voiture fût toute prête à minuit à l'hôtel des fermes, elle monte en chaise à porteurs, se rend chez Lebel qui l'attendait et renvoie les porteurs.
Après quelques compliments sur sa beauté et son exactitude, Lebel lui dit : « Nous allons monter ensemble dans la chambre à coucher; je suis de service, je m'en irai, et vous ne me verrez que lorsqu'on me le fera dire et lorsque l'audience sera finie; le Roi rentrera dans son intérieur seul, et vous serez tête à tête. »

La dame était trop avancée pour reculer, et la voilà établie dans la chambre véritable où le Roi couchait, son lit préparé pour le recevoir. Minuit, une heure se passent, et le Roi ne paraissait pas. Enfin, à une heure un quart, il arrive et lui dit : « Ah! vous voilà, madame; je ne m'attendais pas à trouver une aussi jolie femme. » Tout cela fut dit en prenant des manières si libres, si cavalières, que la dame fut confondue. Il est aisé de concevoir l'étonnement d'une jolie femme, accoutumée à voir ce qu'il y avait de plus agréable la traiter avec respect; mais le faux pas était fait, et elle ne pouvait plus s'en tirer. Elle laissa donc le Roi prendre toutes les libertés qui lui plurent; il lui dit bientôt : « Mais vous êtes charmante à tous égards; je vais me déshabiller en public, faites-en autant; je reviendrai vous trouver le plus tôt possible. » Puis il partit. La dame, qui ne s'attendait pas à une proposition si brusque, n'avait pris aucune précaution. Il fallait obéir ou faire un éclat.

Peu accoutumée à se servir elle-même, elle se déshabille tant bien que mal et se hâte de se cacher dans le lit pour se dérober elle-même à la honte du rôle qu'elle jouait. Le Roi, après avoir fait son coucher en public, se relève, passe par son cabinet, entre dans sa vraie chambre et referme la porte. Lebel, qui avait le mot, va se coucher chez lui. Le Roi passe dans sa garde-robe, il y reste plus d'un quart d'heure, et la dame a avoué depuis à son confident que de la vie elle n'avait passé un temps plus cruel; il arrive enfin et se glisse au lit...

« Madame, dit-il enfin, il faut m'excuser, je ne suis plus jeune; je suis sûr que votre personne mérite tous les hommages, mais un roi n'est pas plus homme qu'un autre, malgré la meilleure volonté et le plus grand désir. Il est trois heures; si vous attendez jusq'au jour, vous pouvez rencontrer quelque indiscret. Les plus courtes folies sont les meilleures; je n'oublierai jamais vos bontés. Habillez-vous, et je vais moi-même vous conduire à la porte de glace de la galerie. Il n'y a de sentinelles qu'au bout des deux côtés. »

La dame était si interdite, si accablée, que, sans rien dire, elle se leva, courut s'habiller comme elle put et avec un désordre incroyable. Le Roi la reconduit, lui ouvre la porte de glace, et voilà qu'elle traîne son existence le long des appartements, pour aller gagner ses porteurs au bas de la chapelle. Il fallut qu'elle les réveillât, et, ne croyant pas que ses chevaux fussent encore mis, elle se fît porter chez l'écuyer qui lui avait donné à souper. Elle fut plus d'une demi-heure sans qu'on lui ouvrît. Enfin elle entre, ne dit mot de son aventure, prétexte un accident qui lui est arrivé, se fait donner un lit, et le lendemain, à huit heures du matin, reprend tristement le chemin de Paris.

Dès qu'elle fut arrivée, elle n'eut rien de plus pressé que d'envoyer chercher un homme en qui elle avait d'autant plus de confiance qu'il n'avait aucune prétention sur elle. Elle lui confia sa triste aventure, en lui demandant le secret. Elle espérait que le royal acteur garderait le silence; il n'y avait pas de quoi se vanter.

Le surlendemain, Lebel arrive, se fait annoncer chez la dame. Le feu sort des yeux de la belle délaissée; elle le fait entrer, elle écoute son message : « Le Roi, dit-il, madame, me charge de vous témoigner tous ses regrets de ce qu'une indisposition passagère l'a empêché de vous donner une plus longue audience. Il vous prie d'accepter ce petit coffret, dans lequel sont quatre mille louis. — Qu'il reprenne ses présents! lui dit la dame toute rouge de colère, vous êtes bien osé de vous charger d'un pareil message. Une preuve de mon respect, de mon attachement, de mon dévouement, dont je rougirai toute ma vie, est au-dessus de tout prix d'aucun roi de la terre. La seule grâce qu'il me doit, c'est de ne vous envoyer de la vie chez moi! »

Je ne garantis aucunement le fait, mais il m'a été conté avec toutes ses particularités par un homme qui avait droit d'être bien instruit.

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