Octobre 1944. Le vieux Rittmeister Hermann von Leiden, ayant perdu son chien Iago, a décidé d'aller combattre en personne les armées russes qui approchent de son domaine Zornhof. Parmi les spectateurs: Céline, sa femme Lili, son ami Le Vigan (dit La Vigue), le chat Bébert et quelques objecteurs de conscience, 'Bibelforscher', servant dans l'armée allemande sans porter d'armes.
Extrait de Nord (Editions Gallimard, 1960. Collection Folio no 851, pp. 431-435)
Extrait de Nord (Editions Gallimard, 1960. Collection Folio no 851, pp. 431-435)
Le Rittmeister s’en va-t-en guerre
Oui, il
partait!... un coup, il s’était décidé!... puisqu’il avait plus Iago, il avait
repris son cheval de guerre, et il partait au combat!... sus aux Russes!... à
la bataille pour Berlin!... qu’il leur ferait mordre à des centaines, toute la
boue des plaines avant qu’ils le touchent lui!... le plus drôle sa soeur,
là-haut, Marie-Thérèse, tout à fait d’avis!... il était pas à contredire… un
mot? soeur ou pas il se connaissait plus… déjà dans sa petite jeunesse quand il
piquait des colères ses gouvernantes s’enfuyaient, il voulait leur crever les
yeux… à la fin, elles portaient des masques, comme pour l’escrime, qu’il
finisse sa soupe… maintenant à quatre-vingt ans, c’était l’armée russe… il se
faisait fort d’aller au-devant, de provoquer leur général, et de lui couper les
oreilles!... et à tous les autres!... oreilles et têtes!... pas de parade à son
moulinet!... zzzt!... il avait affûté
son sabre, lui-même, le fil à petits crans! ah les têtes russes!... son rasoir
à crans!... imparable!... Marie-Thérèse verrait leurs têtes passer là-haut!
au-dessus de nous! par-dessus l’église!... il nous les enverrait de Berlin! ah,
l’armée russe!... toutes les têtes!...
« Oui… oui, mon
frère! »
Comment il allait
traiter les Russes!... les provoquer au corps à corps!... ce qu’ils sont:
foireux puants boas d’égouts!... eux leurs généraux et leur tsar!
« Certainement,
Hermann!
—
Les Russes me
connaissent! pas d’hier! la horde Rennenkampf, août 14!... Tannenberg!... »
Eux qui venaient
le défier maintenant?... eux!... ah, ils voulaient venir à Zornhof!... ils y
viendraient en cercueils!... oui!...
« Certainement,
Hermann, mais vous ne serez pas seul!
— Si! si!... je
serai seul!... puisque Hindenburg est parti! moi seul contre tous!
— Oh, vous avez
raison, mon frère et je vous embrasse!... vous n’avez plus à hésiter!...
— Vous me
comprenez ma soeur! Je vous embrasse!... et en selle!... ce soir, des cadavres!
encore des cadavres! regardez le cadran!... l’église!... des têtes!... des têtes!...
vous verrez passer! Tartares vous l’aurez voulu!... regardez, ma soeur!...
cette plaine sera rouge!... toute rouge!... jusqu’à l’Oder!
— Certainement
mon frère, je regarderai tout!... »
Elle au moins
était bien d’accord, elle le comprenait, elle ne l’avait pas contredit! maintenant :
à cheval! au péristyle!... il s’agissait de le mettre en selle… nous descendons
tous les trois et la sœur… et les petites Polonaises pieds nus… tout le hameau
devait savoir qu’il s’en allait… mais personne s’était dérangé… sauf trois bibel de l’écurie… je vous disais son
cheval, pardon! sa jument!... Bleuette! pourquoi ce nom français ?... elle
était là devant le péristyle sellée… un bibelforscher
la tenait… il la tenait bien… un
homme qui connaissait les chevaux… à la ferme ils ne l’avaient pas trop
éreintée cette Bleuette!... pourtant au labour ils demandaient beaucoup… pas du
tout le travail de demi-sang!... voici le Rittmeister, tout équipé, éperons,
épaulettes, brandebourgs, croix de fer… et shapska!... il se tâte s’il a tout…
oui, il a !... et ses étriers?... il chausse court… et s’il a assez d’avoine?...
oui, deux musettes!... et le sac de toile?... bien!... un des bibel lui tend l’étrier… nein! il refuse… sans aide!... une main au pommeau et hop!... (…)
Le Rittmeister,
bien en selle, s’éloigne, au pas… les petites Polonaises lui font des signes « au
revoir »!.... « au revoir »!... des grimaces aussi… en même temps… elles lui
tirent la langue… elles s’amusent bien!... et lui jettent des poignées de
cailloux!... lui là-bas, presque à la limite du parc, est sur sa carte bien
attentif… il regarde pas les mômes, il s’oriente… et à la boussole!... il l’a
en sautoir, une grosse… il passe au trot… au petit trot… il est déjà assez loin
quand il se met à trottiner de biais… et alors là : volte! et se tourne
vers nous, sabre haut!... il nous salue!... La Vigue et moi nous lui répondons…
salut militaire, garde-à-vous!... les mômes autour pouffent… elles poussent des
cris et elles se sauvent!... et en nous jetant aussi des pierres… plein!...
aussi drôles que le schnok elles nous trouvent!... finalement nous ne sommes
plus que nous trois à regarder la plaine, Lili, La Vigue, moi… et le Bébert
dans son sac…
P.S. Le vrai Zornhof s'appelle: Kränzlin, et le vrai Rittmeister: Erich Scherz (1864-1947). Il est mort paisiblement dans son lit. Sa belle-fille Asta Scherz (Isis von Leiden dans le roman) n'a gardé de Céline que l'image d'un personnage « ricaneur ». Voir