La première guerre mondiale. Le cuirassier Bardamu, blessé et médaillé, est en congé de convalescence à Paris, où il a rencontré Lola.
Extrait de Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steele 1932. Gallimard, 1952. Collection Folio no 28, pp. 50-55)
Extrait de Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steele 1932. Gallimard, 1952. Collection Folio no 28, pp. 50-55)
Bardamu s’éprend
des États-Unis
Pour la commodité
des dames du Corps expéditionnaire américain, le groupe des infirmières dont
Lola faisait partie logeait à l’hôtel Paritz et pour lui rendre, à elle
particulièrement, les choses encore plus aimables, il lui fut confié (elle
avait des relations) dans l’hôtel même, la Direction d’un service spécial,
celui des beignets aux pommes pour les hôpitaux de Paris. Il s’en distribuait
ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction
bénigne avec un certain petit zèle qui devait d’ailleurs un peu plus tard
tourner tout à fait mal.
Lola, il faut le dire, n’avait jamais confectionné de beignets de sa vie.
Elle embaucha donc un certain nombre de cuisinières mercenaires, et les
beignets furent, après quelques essais, prêts à être livrés ponctuellement
juteux, dorés et sucrés à ravir. Lola n’avait plus en somme qu’ à les goûter
avant qu’on les expédiât dans les divers services hospitaliers. Chaque matin
Lola se levait dès dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les
cuisines situées profondément auprès des caves. Cela, chaque matin je dis, et
seulement vêtue d’un kimono japonais noir et jaune qu’un ami de San Francisco
lui avait offert la veille de son départ.
Tout marchait parfaitement en somme et nous étions bien en train de gagner
la guerre, quand certain beau jour, à l’heure du déjeuner, je la trouvai
bouleversée, se refusant à toucher un seul plat du repas. L’appréhension d’un
malheur arrivé, d’une maladie soudaine ma gagna. Je la suppliai de se fier à
mon affection vigilante.
D’avoir goûté ponctuellement les beignets pendant tout un mois, Lola avait
grossi de deux bonnes livres ! Son petit ceinturon témoignait d’ailleurs,
par un cran, du désastre. Vinrent les larmes. Essayant de la consoler, de mon
mieux, nous parcourûmes, sous le coup de l’émotion, en taxi, plusieurs
pharmaciens, très diversement situés. Par hasard, implacables, toutes les
balances confirmèrent que les deux livres étaient bel et bien acquises,
indéniables. Je suggérai alors qu’elle abandonne son service à une collègue
qui, elle, au contraire, recherchait des « avantages ». Lola ne
voulut rien entendre de ce compromis qu’elle considérait comme une honte et une
véritable petite désertion dans son genre. C’est même à cette occasion qu’elle
m’apprit que son arrière-grand-oncle avait fait, lui aussi, partie de
l’équipage à tout jamais glorieux du Mayflower
débarqué à Boston en 1677, et qu’en considération d’une pareille mémoire, elle
ne pouvait songer à se dérober, elle, au devoir des beignets, modeste certes,
mais sacré quand même.
Toujours est-il que de ce
jour, elle ne goûtait plus les beignets que du bout des dents, qu’elle
possédait d’ailleurs toutes bien rangées et mignonnes. Cette angoisse de
grossir était arrivé à lui gâter tout plaisir. Elle dépérit. Elle eut en peu de
temps aussi peur des beignets que moi des obus. Le plus souvent à présent, nous
allions nous promener par hygiène de long en large, à cause des beignets, sur
les quais, sur les boulevards, mais nous n’entrions plus au Napolitain, à cause
des glaces qui font, elles aussi, engraisser les dames. (…)
Dès que je cessais de l’embrasser, elle y revenait, je n’y coupais pas, sur
les sujets de la guerre ou des beignets. La France tenait de la place dans nos
conversations. Pour Lola, la France demeurait une espèce d’entité
chevaleresque, aux contours peu définis dans l’espace et le temps, mais en ce
moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi,
quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes,
alors forcément, j’étais beaucoup plus réservé pour ce qui concernait
l’enthousiasme. Chacun sa terreur. Cependant, comme elle était complaisante au
sexe, je l’écoutais sans jamais la contredire. Mais question d’âme, je ne la
contentais guère. (…)
Je crois même qu’à deux ou trois reprises où je fus cocu, nos relations
eussent été très menacées, si au même moment cette frivole ne m’avait découvert
soudain une utilité supérieure, celle qui consistait à goûter chaque matin les
beignets à sa place. (…)
Son corps était pour moi une joie qui n’en finissait pas. Je n’en avais
jamais assez de le parcourir ce corps américain. J’étais à vrai dire un sacré
cochon. Je le demeurai.
Je me formai même à cette conviction bien agréable et renforçatrice qu’un
pays apte à produire des corps aussi audacieux dans leur grâce et d’une envolée
spirituelle aussi tentante devait offrir bien d’autres révélations capitales au
sens biologique il s’entend.
Je décidai, à force de peloter Lola, d’entreprendre tôt ou tard le voyage
aux États-Unis, comme un véritable pèlerinage et cela dès que possible. Je
n’eus en effet de cesse et de repos (à travers une vie pourtant implacablement
contraire et tracassée) avant d’avoir mené à bien cette profonde aventure,
mystiquement anatomique.
Je reçus ainsi tout près du derrière de Lola le message d’un nouveau monde. (...)
En attendant je lui faisais des politesses de plus en plus fréquentes, parce que je lui avais assuré que ça la ferait maigrir. Mais elle comptait plutôt sur nos longues promenades pour y parvenir. Je les détestais, quant à moi, les longues promenades.
P.S. Dans le cadre de ses fonctions à la Société des Nations, Céline a effectivement visité les États-Unis.
En attendant je lui faisais des politesses de plus en plus fréquentes, parce que je lui avais assuré que ça la ferait maigrir. Mais elle comptait plutôt sur nos longues promenades pour y parvenir. Je les détestais, quant à moi, les longues promenades.
P.S. Dans le cadre de ses fonctions à la Société des Nations, Céline a effectivement visité les États-Unis.