19 November 2022

Matzneff et la jeune Italienne (mère)

 Extraits des Carnets Noirs de Gabriel Matzneff, pour 1965: Vénus et Junon (1979), pour 1973: Élie et Phaéton (1991).


1965


  • Jeudi 21 janvier. Hier, dès mon arrivée à Monte-Carlo, j'ai écrit une lettre, à la fois tendre et désinvolte, à Thérèse. Et le soir, je suis sorti dans une boîte de nuit à la mode avec une jeune Italienne, Anna. Nous avons dansé, et flirté. 
  • Vendredi 22 janvier. Cette jeune Italienne est malheureuse, intelligente et passionnée. Un personnage stendhalien. Elle ne me connaît que depuis deux jours et me dit sur moi des vérités qu'en plusieurs mois de liaison amoureuse Thérèse n'a jamais perçues. Par exemple, sur la contradiction qui existe entre mon attachement à l'Église et mon épicurisme. 
— Vous êtes très beau, vous usez de votre charme, vous êtes un enfant boudeur et gâté, me murmure Anna en se serrant contre moi. 
   Elle a raison. Elle devine que je joue avec elle, mais que je n'ai pas vraiment besoin de l'amour que je lui inspire. Elle me parle de son mari, qui ne lui est pas fidèle, de leur fille âgée de six ans, de leur petit garçon... Moi, je ne lui parle pas de Tatiana. Toujours mes fuites. C'est le pur réflexe donjuanesque : paraître libre, disponible, même lorsqu'on ne l'est pas.
  • Dimanche 24 janvier. Anna m'aime, je ne puis en douter. Elle me dit qu'hier soir, son mari l'ayant rejointe pour la durée du week-end, lorsqu'elle m'a vu dans le hall de l'hôtel avec Chancel et nos deux jeunes compagnes, elle a souffert comme elle n'avait jamais souffert de sa vie. La part faite à l'exagération italienne, il y a là un élan, une passion, avec lesquels je vais devoir compter. Hélas! Anna est surgie trop tard. Libre, je tenterais assurément de vivre à fond cette aventure. Mais je ne suis plus libre. Tatiana est là, qui m'attend à Paris et qui est une rencontre que je pressens déterminante. Ah! que n'ai-je le pouvoir de me dédoubler! Que n'ai-je plusieurs vies! 
  • Mardi 26 janvier. Leurs Altesses Sérénissimes, Rainier et Grace, songent au salut de mon âme. Ils m'invitent à assister ce soir au salut du très Saint-Sacrement qui sera célébré en l'église Sainte-Dévote, et demain matin à une messe solennelle, dite par le cardinal Albareda. Peu soucieux de me mêler à ces momeries papistes, je n'y serais allé qu'avec Anna. Mais celle-ci, quoique Romaine, est fort peu catholique. A l'église Sainte-Dévote, nous préférerons donc la piscine. A chacun ses dévotions. 
  • Vendredi 29 janvier. C'est dès maintenant, à Monte-Carlo, que je dois prendre mes distances avec Anna. Sinon, le retour à Paris sera dramatique. Déjà, Thérèse souffre à cause de moi (et moi à cause d'elle). Il est inutile que je fasse en outre le malheur de Tatiana et d'Anna. C'est très joli de se croire l'ange exterminateur, mais cette dinguerie a, elle aussi, ses limites. 
  • Lundi 1er février. En fin de matinée, chez Montherlant. Je lui déroule Thérèse, Anna, et surtout Tatiana. Il s'agite. 
— Méfiez-vous des femmes russes! s'exclame-t-il. Elles sont dangereuses. En Afrique du Nord, j'en ai connu une : elle voulait coucher avec moi, et moi je ne le voulais pas. Eh bien, elle m'a mordu! J'ai dû aller à l'Institut Pasteur, pour m'assurer qu'elle ne m'avait pas collé la rage. Oh! les femmes russes sont un danger public! 
   Il n'est guère plus optimiste en ce qui touche Anna. 
— Stendhal a idéalisé les Italiennes, soupire-t-il, et votre cher Byron aussi. Le pauvre, c'est pour échapper à Teresa Guiccioli qu'il est parti à Missolonghi : plutôt la dysenterie que le couple. 
  • Mardi 2 février. Pneumatique d'Anna. «Gabriel, demain, mercredi, je serai à 14 heures devant chez toi, sur le quai. Je t'en prie, viens me rencontrer...» 
C'est le siège. Mais c'était prévisible. Je n'aurais pas dû disparaître ainsi, quitter Monte-Carlo sans même lui dire adieu...

  • Mercredi 3 février. Je me conduis avec Anna comme un goujat et un salaud. Mais puis-je agir autrement? Je dois désamorcer cette passion. C'est l'histoire du pyromane qui s'engage chez les pompiers pour éteindre les feux qu'il a lui-même allumés.   

  • Dimanche 7 février. Dans son traité sur le sacerdoce, saint Jean Chrysostome dit que le pastorat est fondé sur l'amour-sacrifice. N'est-ce pas une sorte de pléonasme, et tout amour véridique n'est-il pas ontologiquement sacrificiel? Si j'aime Tatiana, je dois être capable de renoncer à ma nostalgie de Thérèse, à mon début de liaison avec Anna, à la tentation de draguer Sylva.
  • Vendredi 19 février. Ai-je « fait l'amour », cet après-midi, avec Anna? Je ne le crois pas. On ne peut pas appeler cela « faire l'amour ». Elle m'a piégé, se trouvant une fois de plus sur le quai, devant ma porte. Je pouvais difficilement l'empêcher de monter chez moi. Bon. Elle s'est déshabillée, moi aussi, nous nous sommes retrouvés dans mon lit, nous avons fait les gestes de l'amour, mais tout cela a été si froid, si mécanique... A aucun moment, je n'ai eu du plaisir, et je suis certain qu'elle non plus. Je garderai de cette heure « d'amour » un souvenir extrêmement triste, et pénible. Il est vraiment dommage que mes relations avec cette jeune femme vive, sensible, intelligente, aient pris une tournure si lamentable. Voilà quatre jours, j'avais reçu une lettre où elle m'écrivait: « Quand tu es parti de Monaco, j'étais en proie au désarroi le plus total. C'est comme ça que naquit en moi cette frénésie de te revoir tout de suite et de savoir ce qui se passait en nous. » Une lettre qui me prouve que, comme je m'en doutais, j'ai été un sot de quitter Monte-Carlo sans lui dire adieu et lui expliquer avec clarté ma décision de ne plus la revoir. Je croyais trancher le nœud, et je m'embrouillais encore davantage.
  • Jeudi 1er avril. Lettre d'Anna, qui me compare à Mercure, « le dieu des mystificateurs ». Elle me compare aussi à Byron, mais avec cette amusante restriction: « Lui, il était amoureux d'une Italienne. » Même dans le malheur, Anna ne perd pas son sens de l'humour, sa causticité. Il est vraiment dommage que j'aie dû la tenir à l'écart, la repousser: nous aurions pu vivre ensemble quelque chose d'assez captivant. 
   De tous les dons que je n'ai pas, le seul qui me fasse envie est le don d'ubiquité. Etre ici et là en même temps! Vivre plusieurs vies à la fois! 
  • Mercredi 14 juillet. De retour à Paris, je trouve un mot d'Anna qui me prie de détruire ses lettres.     « La mémoire de ces monologues désespérés me rend extrêmement malheureuse. » Détruire des lettres d'amour! Je ne le ferai pas. J'aurais l'impression de commettre un crime contre l'Esprit Saint, une impiété. 

1973

  • Samedi 11 août. Le soir, traînant au quartier Latin, je tombe rue de la Harpe (à la hauteur des Balkans) sur A. (Monte-Carlo 65!!!), accompagnée d'une jolie adolescente de quinze ans, sa fille, Francesca. Cette rencontre m'émeut et me trouble. 
  • Mercredi 15 août. Dîner avec Francesca et sa mère dans leur appartement de la rue A. Je suis sous le charme de cette céleste quinze ans. Je lui trouve une ressemblance avec Erik Pyrieff, le gamin qui joue le rôle d'Ivan enfant dans la deuxième partie d'Ivan le Terrible d'Eisenstein: visage ovale, grands yeux de velours, nez fin, lèvres gonflées, sensuelles. Dans sa chambre, un poster représentant une fille nue sur un lit, renversée en arrière, se caressant. Aime les Beatles, les Cubistes et Albert Cohen. 

*

Pour la suite, lire par exemple




parus en 1998 resp. 2021.


* *