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Jacques Neirynck, Le siège de Bruxelles (1996), pp.127-128:
"Au tout début, en 1047 l'église Saint-Michel n'était qu'une collégiale, c'est-à-dire l'église mère de la cité, dotée d'un chapitre de douze chanoines. Elle fut implantée à mi-hauteur de la pente la plus abrupte de la vallée de la Senne, pour des raisons obscures : selon certains, c'était le carrefour où se croisaient deux routes médiévales, l'une allant de Namur à Anvers, l'autre de Cologne à Bruges. Toujours est-il que ce furent des raisons pratiques et non esthétiques. Car une église peut s'inscrire dans un paysage soit en coiffant un point culminant comme à Laon, soit en s'enracinant dans une plaine comme à Chartres. Alors, elle se silhouette sur le ciel et le désigne en quelque sorte par ses tours. Implantée à flanc de coteau, elle manifeste l'indifférence du maître d'œuvre au paysage. Le parti-pris des bâtisseurs de la collégiale avait enfermé l'église dans un corset de bâtiments utilitaires qui la dominaient, qui l'écrasaient et la réduisaient à une portion congrue de l'horizon. Les Bruxellois n'ont jamais eu le loisir de cultiver l'esprit métaphysique.
En 1861, lors de la restauration de la collégiale, on s'était efforcé de recréer une horizontale en entourant le bâtiment par une esplanade, étayée par des murs latéraux et débouchant sur un escalier monumental. Le tout donne l'impression d'une bâtisse prête à glisser sur la pente et arrêtée provisoirement à mi-chemin par des cales. C'est maladroit à pleurer comme tous les rafistolages mais, en fin de compte, l'art de bricoler caractérise les Bruxellois par-dessus tout et ils ont bâti une cathédrale à leur image.
Pour faire bonne mesure, la collégiale fut dédiée à saint Michel, hypothétique archange en chef et patron de la ville, et à sainte Gudule, bienheureuse locale dont seules des légendes médiévales ont gardé la trace. Au siècle passé, d'incorrigibles chercheurs découvrirent qu'elle n'avait pas réalisé tous les prodiges et miracles rapportés par sa biographie, sinon dans l'imagination populaire. Bien embarrassé, le cardinal Suenens débaptisa partiellement l'église en 1962, lorsqu' il la désigna comme seconde cathédrale du diocèse, pour la consacrer uniquement à saint Michel, dont on ne risquerait pas de contester les reliques puisqu'elles n'appartenaient pas à ce monde-ci. (…)
Le peuple de Bruxelles continua imperturbablement à placer sa cathédrale sous l'égide de sainte Gudule. En 1993, de guerre lasse, le cardinal Danneels restaura la dénomination antérieure. Dans un pays qui n'a jamais existé, il convenait que la cathédrale de la capitale soit dédiée pour moitié à une sainte qui n'a peut-être pas vécu et pour l'autre moitié à un ange imaginaire."