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26 July 2018

Noël à Dachau


25 décembre 1943. 21 h. Voici les fêtes de Noël achevées. Je les ai passées le mieux du monde. L'an dernier, à pareille époque, outre que j'étais faible et désarmé, j'étais seulement livré à moi-même. Sans Philippe, ce Noël 42 eût été un désastre de tristesse. Cette fois-ci, non seulement j'ai recouvré force et santé, mais encore j'occupe une position [n.d.l.r. infirmier] qui tout à la fois me satisfait moralement et me donne charge d'âmes. Car si, en temps ordinaire, le Pfleger [n.d.l.r. infirmier] doit prendre soin des corps, il doit aussi, le temps venu, s'occuper des esprits et des cœurs. La soirée de Noël, organisée dans ma chambrée, a été excellente. J'y ai sorti le premier discours allemand de ma vie, et avec quelque succès. Mes "patients" se sont déclarés enchantés de la fête. L'arbre était à souhait, et les plus pauvres ont eu de quoi se régaler. De mon côté, souper remarquable, en excellente compagnie. Aujourd'hui, bon repos, théâtre (un peu mince). On inaugurait la Kulturbaracke [n.d.l.r. Baraque de la Culture],  montée en un temps record, par un travail de jour et nuit. Le bordel est toujours en panne, mais la Salle des Fêtes est là. Victoire de l'esprit. Il y a quelque chose d'émouvant dans les efforts que l'homme déploie pour se donner l'illusion de vivre normalement en des conditions cependant totalement anormales. Effort pour "vivre quand même", pour rester soi, refus de l’abrutissement, maintien de la dignité humaine. Il y a de tout cela dans la vie d'ici, et il s'en dégage parfois, suivant les moments, un sentiment de grandeur exaltante, ou une tristesse infinie, quand l'impression domine que tout cela se fait en vain, qu'il n'y a d'issue que lointaine, très lointaine ...

J'ai pensé aux miens, bien entendu. Mais calmement, sans inquiétude, ni tristesse. Je me suis donné l'illusion même, de préparer pour Frédérique [n.d.l.r. sa fille] ce joli arbre de Noël. Et je suis bien sûr que là-bas, Louise [n.d.l.r. sa femme] aussi aura imaginé un instant que j'étais là, que j'allais apparaître, prendre ma place à table et ma part de rires et de baisers. Fumées ... Mais pourquoi se plaindre? Je m'y refuse. Je suis fort sain, solide. Les miens, à ce qu'ils disent, vont bien. Nous sommes donc, encore, des privilégiés. Alors il convient de faire bon visage, de n'être pas ingrat vis-à-vis du destin.

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